LE CÔTE LUMINEUX DE L' ESPRIT MÉDIÈVAL:

LES ANGES

 

 Renzo Lavatori

 

Raffaello, Les Anges

 

 

C'est avec un grand plaisir que j'accueille sur ce site l'intervention compétente de don Renzo Lavatori, chargé de cours en théologie dogmatique auprès de l'Université Pontifical Urbaniana et de l'Institut Pontifical "Sainte-Croix", tous deux à Rome également. Auteur de nombreuses publications sur des sujets de la  théologie dogmatique chrétienne, ces dernières années, il a concentré sa recherche  sur un sujet particulier de la foi catholique: les Anges et les Démons. Thèmes on ne peut plus actuels, parce que de nombreux textes ont été publiés sur cette question, qui font souvent naître confusion et désarroi chez les lecteurs non experts. Qui sont les Anges? Créatures ou semi-dieux? Messagers de Dieu ou puissances naturelles identifiées en êtres suprahumains? Répondent-ils aux exigences d'une culture scientifique encore grossière et imparfaite, ou bien leur présence rentre-t-elle dans l'ordre de la création? Ici le Pr. Lavatori nous guidera dans une brève synthèse sur la vision qu'eurent les hommes médiévaux sur les anges.

 

 

 

 

 

La question métaphysique de l'Ange

 

 

     

La pensée médiévale se concentre essentiellement autour de la spéculation sur la nature des Anges, en privilégiant la réflexion métaphysique à celle théologique et salvatrice de l’époque précédente. L’initiative part de Scot Erigène (810-887), avec sa conception de la lumière divine qui se reflète dans les Anges, assimilés ainsi aux idées universelles ou substances séparées. Ces idées, ou substances séparées, dont la conception était d’origine grecque, transférées dans la pensée chrétienne, ont été de quelque manière identifiées aux entités angéliques, mais il a été précisé que les Anges sont des créatures de Dieu et ses ministres; on ne peut les confondre avec l’être divin quelles que fussent ses idées éternelles. De là l’affirmation de leur nature purement intellectuelle, en tant que substance simple et immatérielle, laquelle cependant ne possède pas l’essence infinie de Dieu.

Se fait donc jour la conception de la nature spirituelle des Anges, question débattue surtout au début du XIIème siècle et qui fut achevée seulement par la grande scolastique du XIIIème siècle. Quelques théologiens médiévaux, comme Saint Bernard et Saint Bonaventure, continuent à attribuer aux Anges une matérialité quelconque, pour les distinguer de l’essence divine totalement spirituelle et simple. Mais d’autres penseurs comme Riccardo de Saint Victor, et par la suite Thomas d’Aquin de façon définitive, soutiennent la nature incorporelle et pleinement spirituelle des Anges. Ceux-ci, toutefois, sont délimités dans leur façon d’exister et ne peuvent se confondre avec l’être divin.

 

 

 

 

Bernard de Clairvaux (1091-1153) et l’Ange gardien  

   

  Barbara Boretti,  1994

 

   

Pour Saint Bernard, les Anges sont participation de la perfection divine et agissent en dépendance de la volonté et de la puissance de Dieu. Il considère le ministère des Anges comme une médiation entre Dieu et les hommes, parce que leur activité consiste à monter et descendre du ciel, selon les paroles mêmes de Jésus (Jean, 1 51). La voie ascendante est celle qui mène à la béatitude céleste, donnée par la contemplation de Dieu, tandis que la voie descendante se produit quand ils se tournent vers la Terre avec compassion pour venir à notre secours. Ce faisant, les Anges imitent l'exemple du Christ, en devenant comme Lui des serviteurs de l'homme, afin qu'il s'élève et monte jusqu'à Dieu. Dans ce sens ce sont des compagnons des hommes et leurs serviteurs, en hommage à la volonté de Dieu.

L'action menée par les Anges est surtout celle de la garde de chaque homme. Bernard souligne particulièrement cet aspect, qui se prête très bien à rappeler les moines à la docilité en rapport avec les suggestions de l'Ange gardien, de manière à progresser sur le chemin de la sanctification. Ce soulignement a eu par la suite une grande influence sur la piété populaire. Les Anges, comme protecteurs et défenseurs, sont présents en quelque endroit où l'homme se trouve; dans les moments d'affliction et d'épreuve il doit les invoquer. Ce sont les Anges, avec leurs mains, qui le soutiennent et le réconfortent; leurs mains sont spirituelles et viennent à l'aide de chaque élu à qui Dieu les a confiés. Souvent ces mains invisibles protègent l'homme de nombreux dangers, tant physiques que moraux et alors même qu’il ne s'en aperçoit pas. De cette façon, l'aide angélique sert à surmonter et transformer les moments de souffrances en événements de grâce. Ces mêmes mains, à la fin de la vie, soulèveront l'âme humaine vers le ciel.

 

 

 

La réflexion islamique

 

 

Dans le Coran on parle souvent des Anges, de leur nature et de leur mission. L'existence des Anges est un article de foi pour l'islamisme, comme l'unité de Dieu et les autres vérités contenues dans le Livre sacré. On y distingue trois espèces d'êtres invisibles: les Anges, les dijnns (génies) et les shayatin (démons), qui ont la même nature mais diffèrent quant à leur degré, fonctions et attributs. Toutes les substances angéliques sont pourvues de vie, de parole et d'intelligence (Sura, 55, 15); elles possèdent une nature ignée et lumineuse; elles sont soumises à la volonté divine et se nourrissent de sa contemplation; elles dirigent et gouvernent le ciel et la Terre, en agissant sur les forces et sur les éléments de la nature, comme le vent et les nuées (Sura, 25, 48; 27, 63; 30, 46; 35, 9). Elles sont divisées en sept cieux et forment au-delà des cieux, une armée de myriades d'Anges (Sura, 74, 34). Elles déploient une activité multiple: elles prient Allah et soutiennent son trône (Sura, 69, 17; 39, 75); ce sont les gardiens du Saint Coran dans le ciel et ils apportent le Livre saint vers les hommes (Sua, 3, 125; 8, 9), etc. Les textes du Coran constituent la base pour des approfondissements ultérieurs faits par des penseurs et mystiques islamiques. Parmi ceux-ci se distingue la figure d'Avicenne (980-1037), dont la pensée fut connue et appréciée aussi dans le monde chrétien. Pour Avicenne, les Anges sont de deux types: les Anges de nature spirituelle et purement intellectuelle, les intelligences célestes, et les Anges préposés au mouvement et au gouvernement des cieux astronomiques, les âmes motrices des astres. Il raconte, dans le Livre de l'Ascension céleste, comment lors d'une veillée nocturne, dans un profond silence, l'Archange Gabriel apparaît au prophète et l'invite à le suivre dans l'ascension des divers cieux. En passant de ciel en ciel, il rencontre l'Archange Michel. Michel conduit le prophète, au travers de nombreux voiles (soixante-dix mille), vers la contemplation de ce qui n'a plus rien de terrestre et de sensible. À ce point, il n'y a plus de vision, mais seulement perception intérieure de la présence divine. Dans ce récit, on souligne la fonction médiatrice de l'Ange qui conduit le mystique jusqu'à l'accueil silencieux de la révélation qui lui est donnée par l'Archange Michel. C'est seulement par l'intervention angélique que les gnostiques peuvent avoir accès à la voix suprême qui apaise tous les désirs et dissipe tous les doutes. Cependant, on ne parvient pas à comprendre jusqu'à quel point la médiation de l'Ange coïncide avec l'être divin qui se révèle dans l'Ange, dans une sorte d'identification entre l'Ange et la divinité, en conformité par ailleurs à l'émancipation ontologique du néoplatonisme.

Semblable à la vision d'Avicenne, mais avec une accentuation encore plus spirituelles, est la réflexion du mystique iranien Sohrawardï (1155-1191). Les Anges sont les intermédiaires par excellence dans les relations entre l'homme et la sphère céleste. Ceci est l'aspect qui domine toute la pensée de Sohrawardï. Dans un bref récit intitulé le bruissement des ailes de Gabriel, il décrit sa rencontre avec l'Ange de la nuit, entendue dans le sens mystique du temps pendant lequel l'âme s'abstient de toute activité physique et se libère de toute préoccupation extérieure. Le lieu où s'effectue la rencontre est le "temple intérieur". Dans le sanctuaire intime de l'âme où est possible l'union avec l'Ange. Ce temple a deux portes: l’une, qui s'ouvre vers le monde extérieur et l'autre vers la grande plaine du désert spirituel. Sohrawardï précise qu'il n'est pas possible d'ouvrir la seconde, si la première n'est pas fermée. C'est pourquoi l'Ange se fait l'interprète des mondes célestes non révélés et supérieurs au monde de l'homme terrestre. Sans cette fonction théophanique et interprétative de l'Ange, tous les mondes célestes ne sont que silence pour l'homme. La fonction angélique est celle de guider et d'éclairer les hommes dans l'ascension spirituelle de ciel en ciel; sans l'apport de l'Ange, l'homme est incapable de s'élever ainsi vers le haut, bien plus, il reste prisonnier des ombres et des méandres du monde sensible, il s'égare dans le désert de l'incertain et de l'inconnaissable. Dans les écrits de Sohrawardï, comme il résulte aussi de ses commentaires, il n'est pas toujours possible de distinguer l'Ange primordial de l'espèce humaine, en tant qu'être intermédiaire avec la divinité, et l'entité angélique en tant que réalisation de la nature parfaite et absolue de Dieu. Et la même incertitude a été rencontrée dans la pensée d'Avicenne, mais ici elle est peut-être encore plus accentuée, en étroite dépendance du zoroastrisme.

 

 

 

 

 

La position de l'Église

 

 

 

Leonardo da Vinci

 

 

Le XIIIème siècle est inauguré par la célébration du Concile oecuménique de Latran IV (1215) qui marque une étape d'importance capitale pour connaître la doctrine de l'Église sur les Anges et les Démons. On y place une déclaration dogmatique (Firmiter) qui concerne justement ce sujet, en réponse aux conception erronées des Cathares et des Albigeois, qui s'étaient rapidement répandues dans ces temps-là en Europe, surtout dans le Midi de la France. Le mouvement des Cathares et des Albigeois avait commencé à se répandre après la moitié du XIIème siècle et reprenait l'hérésie des Bogomiles de Bulgarie qui, à son tour, dérivait de l'enseignement dualiste et gnostique des Manichéens. Celui-ci admettait un dualisme rigide qui opposait entre eux Dieu et Satan comme deux principes équivalents: Dieu, le Créateur, qui n'a fait naître que des êtres spirituels bons; Satan le principe incréé du mal et créateur de la matière sous toutes ses formes. En relation avec ces idées, le Concile de Latran IV affirme avant tout qu'il existe un seule et unique principe créateur de toutes les choses existantes, celles invisibles et celles visibles. En outre, est affirmée la totalité et l'universalité de la Création, dans le sens que l'acte créatif embrasse toutes les entités existantes en dessous de Dieu, y compris celles spirituelles, à savoir les Anges. Les Anges font donc partie des entités créées par Dieu et sont eux aussi soumis à l'action divine qui les a fait naître du non-être de l'existence. Ce sont des créatures de Dieu dans tous les sens et dans toutes les conséquences. On parle aussi de l'homme, compris dans son unité concrète d'esprit et de corps, et l'on affirme que l'être humain intégral a été créé par Dieu. Cela contre la doctrine albigeoise qui considérait l'homme comme un Ange déchu et emprisonné dans la matière produite par Satan; ou bien contre la conception manichéenne et platonicienne du corps humain en tant qu'élément négatif et maléfique. Au contraire, l'on mettait en évidence le sens positif de la réalité matérielle, elle aussi produite par l'unique principe créateur, et l'on posait l'homme comme point de rencontre entre l'univers spirituel et celui matériel, unissant en lui l'esprit et le corps.

 

 

 

 

 

La spéculation scolastique

 

 

Cimabue

 

L'expression maximale de la pensée chrétienne au Moyen Âge s 'est produite avec le XIIIème siècle, quand ont surgi les grands systèmes théologiques, dus à des esprits pénétrants et profonds, qui représentent le développement le plus élevé de la spéculation scolastique, c'est-à-dire de la réflexion déployée dans les écoles de théologie. Un représentant de premier plan est Bonaventure de Bagnoregio (1217 env.- 1274). Il met en évidence la distinction personnelle des Anges, puisque tout Ange est une personne individuelle. Les Anges possèdent les facultés propres aux êtres intelligents: la mémoire, l'intellect et la volonté; par conséquent, ils peuvent user du libre arbitre pour choisir le bien et refuser le mal. Du Pseudo-Denys, Bonaventure reprend la division hiérarchique des Anges en neuf choeurs: Séraphins, Chérubins et Trônes; Dominations, Forces et Puissances; Archées, Archanges et Anges. Dans la perspective hiérarchique, chaque choeur, composé de trois ordres d'Anges, reproduit L'image de la Trinité selon une gradation successive, qui du premier choeur descend au second et enfin au troisième, pour se déverser ensuite sur l'Église. Le premier choeur est semblable au Père; le second au Fils; le troisième à l'Esprit Saint. À son tour, chaque choeur comprend en soi trois espèces d'Anges, dont l'une est semblable au Père, l'autre au Fils et la troisième à l'Esprit Saint. Pour Bonaventure, les Anges sont comme une manifestation du Mystère trinitaire, au moyen de laquelle la pensée approfondit et pénètre l'être de Dieu pour voir comment les entités créées peuvent entrer en communion avec cet être. Bonaventure souligne fortement le lien entre les hommes et les Anges. Ce sont ces derniers qui aident l'homme à s'élever jusqu'à Dieu. C'est pourquoi les Anges par eux-mêmes ne sont pas objets de contemplation, mais simples instruments qui permettent l'accès à la vision de Dieu.

Un autre grand penseur est Thomas D'Aquin (1121-1274), qui a beaucoup écrit sur les Anges, dont il s'occupe dans presque toutes ses oeuvres majeures et à qui il dédie quelques traités spécifiques. Il admet la totale spiritualité de l'être angélique, c'est-à-dire une spiritualité pure, non mélangée à des éléments matériels et corporels. Elle constitue une nouveauté de la pensée thomiste, puisque personne ne l'avait affirmé avec autant de détermination. Pour motiver cette affirmation, Thomas considère la perfection et l'ordre de l'univers, à savoir le monde hiérarchique et graduel par lequel les êtres existants sont disposés dans la réalité: des entités les plus basses et matérielles à celles les plus élevées et spirituelles. Selon cette vision, dans l'échelle des êtres, il ne peut exister d'entité extrême qui soit reliée directement à l'autre extrême, mais seulement par des entités intermédiaires. Il faut placer des êtres entre ces deux extrêmes, au travers desquels, graduellement, on descend de la plus haute simplicité divine à la multiplicité corporelle; or, ces êtres intermédiaires sont précisément les substances immatérielles, c'est-à-dire les êtres spirituels non unis à un corps, lesquelles sont proches de Dieu par leur nature spirituelle et proches de l'homme par leur réalité limitée et créée. Pour Thomas, le monde se présente comme un immense organisme parfaitement unifié selon un système organique et intelligent. Une telle union, n'est pas tant due à la connexion physique ou mécanique, mais plutôt à l'implication, de manière hiérarchique, d'une grande multitude d'êtres spirituels qui ont reçu de Dieu la mission de présider et de collaborer à la réalisation de l'ordre de l'univers et du plan plein de sagesse de Dieu, chacun dans le domaine qui lui a été assigné. Les Anges sont les exécuteurs intelligents et libres de la pensée divine qui gouverne toutes les choses créées par Elle.

Avec une conception différente de celle de Thomas, le franciscain John Duns Scot (1265 env.-1308) considère les deux mondes, celui angélique et celui humain, profondément unis. En fait l'Ange possède une intelligence active et connaît les choses concrètes, comme l'être humain; sa pensée procède de manière discursive et argumentative, pas seulement contemplative; l'unique différence repose dans la plus grande clarté et lucidité de sa connaissance. Au sujet de la volonté angélique, Scot affirme qu'elle est toujours libre. Pour cette raison les Anges n'accomplissent pas un seul acte de choix irrévocable, soit dans le bien soit dans le mal, mais peuvent faire plusieurs choix successifs. De cette façon, les deux mondes, celui angélique et celui humain, retrouvent une profonde proximité, avec la possible transposition de l'un à l'autre dans une vision rendue angélique de l'homme ou au contraire, vers une conception anthropologique de l'Ange, sans les distinctions métaphysiques qui lui sont dues, déjà posées par Thomas d'Aquin.

La vision angélologique de la grande scolastique se poursuit dans la pensée mystique des XIIIème et XIVème siècles, en particulier celle de l'école rhénane, dont la plus grande expression fut Maître Eckhart (1260-1328). Sa vision du monde suit celle de Thomas, mais aussi d'Augustin et du Pseudo-Denys, avec la théorie des degrés des êtres: sous l'être divin sont placées, en ordre hiérarchique, les Anges, puis les sphères célestes mues par les intelligences angéliques et enfin la planète terrestre, immobile au centre de l'univers, demeure de l'homme. Aux deux points extrêmes de la réalité délimitée par le temps et l'espace, il y a le néant: au point supérieur, il y a le Néant de Dieu en tant que négation de toute perfection et distinction; au point inférieur, il y a le néant en tant que non-être total, duquel Dieu tire les créatures par un acte de sa libre volonté. Entre ces deux néants extrêmes, est placée la conscience de l'âme, qui avec sa subjectivité sait s'élever au-dessus du temps et de l'espace,  pour s'immerger dans l’éternel et dans l'universel. Le centre du Cosmos est justement constitué par l'âme humaine, qui a la possibilité d'unir le néant divin avec le néant des créatures. Dans la profonde distance entre l'infini et le fini, s'insèrent les Hiérarchies angéliques avec la fonction de faire communiquer les deux mondes. Toutefois, l'Ange, quoiqu'il représente un degré de perfection supérieur à l'homme, ne peut pas participer à l'action qui revient uniquement à l'âme, c'est-à-dire à l'action intellectuelle, en vertu de laquelle, après avoir dépassé toute limite créaturelle et mondaine, l'âme est rendue apte à récupérer son propre néant, afin que dans le néant Dieu agisse comme en lui-même, à savoir qu'il génère le Fils. Cet acte sublime n'est concédé qu'à l'homme, et non aux Anges qui restent éternellement immobiles dans leur perfection et ne peuvent rien ajouter ni retrancher de leur essence, ils ne peuvent dépasser leur limite créaturelle. De telle sorte que l'intellect  humain surpasse l'esprit angélique, atteignant lui seul le sommet d'une union totale avec Dieu. Il s'agit d'un anthropocentrisme rationnel, prélude au tournant moderne du rationalisme.

 

 

 

 

 

  L'élévation poétique chez Dante Alighieri

 

 

Barbara Boretti, 1994

Dante Alighieri (1265-1321) a représenté les Anges dans des vers admirables de la Divine Comédie, surtout dans les deux cantiques du purgatoire et du paradis. Le purgatoire représente le chemin chrétien par l'expiation des péchés, afin que l'homme, rendu juste, puisse atteindre la communion bienheureuse et éternelle avec Dieu. Sur ce chemin, passant d'escarpement en escarpement, le pèlerin est peu à peu purifié de chacun de ses péchés et graduellement revêtu de la sainteté. De cette purification, les Anges sont les ministres, lesquels apparaissent dans leur réalité spirituelle supérieure, mais tous ensembles sont remplis de respect et de tendre compassion pour les hommes qui expient. D'abord, il y a l'Ange nocher qui conduit au lieu de la purification les âmes mortes dans la grâce de Dieu. Son apparence n'est jamais saisie subitement et totalement, mais de manière progressive: d'abord apparaît la lumière de son visage, puis les deux masses blanches des ailes, enfin la robe candide, sans qui on ne peut individualiser les traits précis de son visage. Cela tient à la signification de sa réalité céleste et supérieure à l'homme (Purg., 2, 10-80). Dans la combe des principes, à l'heure des complies, quand le Soleil se couche, deux Anges gardiens défendent les âmes des embûches du serpent qui rampe parmi les fleurs; ils sont armés d'épées enflammées sans pointe ni tranchant, symboles de la miséricorde et de la justice de Dieu (Purg., 8, 25-39; 97-108). Devant la porte qui mène au purgatoire est installé un Ange portier, lequel jour un rôle liturgique et sacerdotal, parce qu'il constate le repentir de Dante et écrit sur son front sept « P » comme signes des péchés capitaux (Purg., 9, 75-84; 109-114), qui seront ensuite effacés par les autres Anges au fur et à mesure que le poète s'élève sur la montagne de la perfection (Purg., 12, 88-93). Les Anges chantent ensuite les béatitudes évangéliques qui marquent les étapes du chemin de purification et chacun d'eux en est comme la personnification. Après cela, les Anges n’apparaissent plus comme des figures individuelles, mais toujours comme des troupes célestes. C'est ce qui se produit dans le paradis terrestre où à l'improviste, on voit un grand nombre d'Anges, "ministres et messagers de la vie éternelle" (Purg., 30, 13-20). La plénitude de la béatitude céleste fait désormais irruption. Les Anges sont préposés à la communication de cette grâce et ensemble à la proclamation de la vérité divine, qui doit pénétrer dans l'âme des croyants. Dante reprend la conception du Pseudo-Denys, qui comprend les Anges comme des intermédiaires au travers desquels la lumière divine rayonne sur les hommes et ceux-ci peuvent s'élever à la contemplation de Dieu. Les Anges sont représentés comme inondés par une lumière devant laquelle l'oeil humain ne peut résister. Ce par quoi, tout en possédant un être très lumineux, ils ne sont pas pleinement visibles, en conservant le sens de leur mystère inaccessible à l'homme.  Les Anges sont enfin placés dans le paradis, le lieu de la présence lumineuse de Dieu et de la réalisation de son règne. Là, ils forment la hiérarchie céleste et déploient une activité éternelle qui constitue leur vie bienheureuse, celle de chanter et de communiquer la gloire et la sainteté divines. Une telle mission est exécutée par eux de manière hiérarchique selon neuf choeurs distincts trois à trois. Les trois premiers sont les plus proches de Dieu, la "pure étincelle", le point lumineux enflammé, et ils se déplacent avec une grande rapidité; les deux autres choeurs se détachent du point central et tournent avec un mouvement plus lent (Par., 28, 16-39). Le but essentiel, le sens total, le soutien de leur existence est Dieu, parce qu'ils ne vivent que par Lui, ils sont pleinement décidés pour Lui et orientés sur Lui. Leur être consiste dans la participation à la vie divine au moyen de la contemplation, l'amour, la louange et la disponibilité. Chaque choeur a une forme de cercle pour indiquer la perfection et la totalité de son être, mais chaque cercle est subordonné à l'autre de manière harmonieuse et unitaire, mais dans le respect de la propriété de chacun. Tout se meut et est coordonné comme au sein d'une merveilleuse symphonie (Par., 28, 98-120). Non seulement les hiérarchies angéliques contemplent et aiment Dieu, mais elles collaborent à son action dans le monde. Elles sont les "intelligences" qui mettent en mouvement les sphères célestes, à savoir les astres, qui vont de l'Empyrée aux étoiles fixes, jusqu'aux planètes. Quand il examine la création des Anges,  Dante affirme que Dieu, le premier amour, n'a pas créé les Anges pour accroître son propre bien, puisqu'il est effectivement Lui-même la somme et l'infini, mais afin que sa lumière resplendisse dans les créatures et que celles-ci fussent conscientes et joyeuses de leur existence. C'est pourquoi Dieu a créé les Anges par pur amour, par un acte gratuit de sa volonté, qui se complaît à communiquer l'existence aux autres êtres inférieurs à lui (Par., 29, 13-18). Dante admet un nombre infini d'Anges, si vaste qu'il échappe à tout calcul. Cela fait deviner la sublimité et la magnificence de Dieu qui a créé tant de miroirs qui sont les innombrables intelligences angéliques, sur lesquelles il rayonne et fait resplendir sa propre image, tout en restant en Lui-même un et entier comme Il était avant leur création. C'est la raison pour laquelle tout Ange reflète selon un degré d'intensité particulier l'unique vérité et l'unique amour qui sont au degré suprême en Dieu (Par., 29, 130-135). Les Anges communiquent aux saints la béatitude et l'ardeur de la charité qu'ils accueillent de Dieu à tour de rôle en volant vers Lui. De telle sorte qu'ils sont les intermédiaires entre la source d'eau lumineuse et les saints, réalisant une admirable fusion de vie et d'amour dans une allégresse de félicité sublime. Tout est illuminé et béatifié par la lumière divine, laquelle toutefois reste inaccessible en soi, vers laquelle Anges et Saints sont totalement tendus par les yeux et le coeur (Par., 31, 4-27). En particulier les Anges en fête entourent la Vierge Marie qui est le point le plus lumineux de la blanche rose dans laquelle resplendit une image de beauté qui se reflète en allégresse dans tous les yeux de tous les bienheureux (Par., 31, 130-135). Mais Gabriel aussi est appelé "amour angélique" (Par., 23 103), envoyé pour porter l'annonce de la maternité divine à Marie. Tous deux, la Vierge, en participation de la descendance humaine, et l'Ange, en participation de la troupe céleste, sont les créatures au travers desquelles le Ciel s'est uni à la Terre. Dieu s'est fait homme et l'homme a pu s’élever jusqu'à Dieu par l'événement du Verbe incarné, événement désiré soit par la nature angélique soit par la nature humaine. En Christ donc, l'existence de Marie et l'existence de l'Ange trouvent sens et accomplissement, et avec eux, le monde humain et le monde angélique.

Il n'est excessif de reconnaître qu'avec Dante, la vision chrétienne des Anges atteint le maximum d'expressivité poétique et de profondeur conceptuelle, sans rien laisser d'inaccompli ou de confus ni tomber dans des constructions fantasques, en conservant toutefois le sens juste de l'ineffabilité et de l'infinie grandeur du Mystère. Ceci doit être simplement accueilli en définitive avec la lumière de la foi et contemplé dans la joie de l'amour. Alors cela plonge dans l'humanité et se fait source de transfiguration de façon que les vicissitudes terrestres acquièrent la beauté et la luminosité du monde céleste et se reflètent sur tout l'univers, afin de retrouver sa propre aspiration incarnée vers la félicité.

 

CoJe conclus en citant une admirable expression de Saint Bernard de Clairvaux, qui décrit les Anges ainsi:

 

"Les Anges sont des esprits puissants, glorieux, bienheureux, distincts dans leurs personnes, divisés selon leur dignité, fidèles depuis le commencement à leur ordre, parfaits dans leur nature, éthérés dans leur corps, immortels faits et non créés impassibles, ce qui revient à dire par grâce et non par nature; purs dans l'esprit, bons dans la volonté, dévoués à Dieu, totalement chastes, unanimes dans leur concorde, sûrs dans leur paix, créés par Dieu, consacrés à sa louange et à son service" (De consideratione 5,4,7)

 

 

 

Bibliographie (en italien)

 

Lavatori R., Gli angeli, Marietti, Genova 1991

Lavatori R., Gli angeli, Tascabili Economici Newton, Roma 1996

 

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